impromptu (anakin)

C’était un des soirs où elle avait congé, une de ces journées où elle s’était réveillée passé seize heures avant de glander sur le balcon avec un verre de porto ruby. Les rayons de soleil plongeant dans le liquide rouge et le vent qui emportait les rideaux à l’extérieur dans une danse languissante, c’était ça, l’essence de la torpeur qui l’enveloppait. C’est comme par automatisme qu’elle s’était levée pour quitter l’appartement silencieux. Pas de plans, ce soir-là, mais elle avait bien l’habitude de se présenter à l’improviste devant la même porte qu’elle toisait à ce moment-là après un chemin parcouru machinalement. Cette porte, de ce logis familier où, à la fois bien longtemps auparavant et tout récemment, elle avait cogné pour la première fois dans un geste semi-impulsif. Elle se rappelait clairement ce moment, presque décisif, où désespoir et détermination s’étaient entrelacés pour mouvoir sa main contre le bois, où elle avait posé les yeux sur cet inconnu qui avait ouvert la porte et que, comble d’invraisemblance, elle l’avait reconnu. C’était ce grand frère, étranger et sauveur, qui l’avait hébergé là, derrière cette fichue porte, un peu contre son gré peut-être. Anakin n’était pas l’âme la plus attendrie ni la plus généreuse, mais il l’avait laissé envahir sa vie privée. Elle n’était pas sûre de le comprendre, peut-être parce qu’il était si différent de cet autre frère qu’elle venait de laisser derrière, auprès du paternel délaissé. Ou peut-être juste parce qu’elle ne le connaissait pas, ce frère renié, qu’elle s’était reconstitué en pensées au fil des années et des informations entendues murmurées entre les branches de la famille Clifford, quand le père n’était pas là. Elle en avait appris beaucoup plus sur lui dès les premiers jours à dormir dans son salon qu’elle n’avait décelé en quinze ans. Elle était venue en quête d’asile, mais au final, elle s’était aussi découvert un frère, détruit et destructeur, mais un frère qu’elle avait rapidement appris à aimer quand même. Secouant la tête, la jeune fille s’extirpa de ses pensées. Un coup d’œil à une porte, et voilà qu’elle divaguait vers des contrées de souvenirs et d’émotions. N’empêche qu’elle avait de quoi être reconnaissante, mais plutôt que de céder à une tirade mielleuse et franchement embarrassante, elle servait plutôt ses remerciements sous la forme de ces visites impromptues, avec des plans de soirées passées à se prélasser, bien intoxiqués. Elle fit donc comme elle avait fait cette soirée fatidique : elle cogna, trois coups. D’abord, des bruits de pas étouffés, puis la tête grognon de son bourru de frère. Elle brandit la bouteille qu’elle avait eu l’automatisme d’emporter, comme un trophée, et en guise de salutations : « Toi, moi, et vodka. »

La nuit finirait par envahir San Francisco, sa ville, sa cité, celle qu'il connaissait depuis toujours, celle où il avait fini de grandir entre quatre murs, avant d'être relâché, lui qui n'avait, en fin de compte, pas été le vrai coupable de l'histoire. Il avait fini par le devenir, amitié au-delà des âges, Fenwick pour meilleur ami, pour véritable famille. Ca faisait rager Luke, qu'il ait préféré cet étranger à sa véritable famille. Parce qu'il était bien le seul à connaître la vérité, celle qu'il aurait niée si son jumeau l'avait clamée. Et en même temps, peut-être qu'il avait douté, qu'il s'était demandé si à force de côtoyer ce gamin plus vieux, il n'avait pas réellement fait ce dont on l'accusait. Anakin n'en avait jamais parlé ouvertement, comme si ce serait un secret qui resterait dans les abysses de ses souvenirs, sans que personne ne puisse jamais en avoir la clé. Il en était le maître incontesté... celui qui avait sacrifié tant de choses pour cette amitié, et il ne le regrettait pas. Peut-être avait-il réalisé, bien trop tôt, que son paternel était trop matérialiste pour lui, le rejetant pour une connerie. Le nom Clifford, il l'avait jeté comme un vêtement usager, préférant s'emparer de celui de sa mère. Plus neutre, moins lié à cette foutue famille sur laquelle il avait craché sans remord. Et pourtant, Luke n'avait jamais perdu contact, fallait croire que partager le même utérus, ça créait des liens... avec l'utérus lui-même également, puisque Anakin n'avait jamais rejeté le moindre appel en provenance de sa mère. En ce qui concernait les autres, c'était plus compliqué, plus aléatoire. Il avait fallu tant d'années avant que Mia ne débarque un jour derrière sa porte. Putain, heureusement que Luke l'avait prévenu, où il l'aurait sûrement renvoyée comme une malpropre, ou tenté de la baiser comme une catin. Mais non, c'était sa petite sœur. Oona n'avait pas été là pour dire ce qu'elle en pensait, mais il n'avait pas eu le cœur de rejeter Mia, alors qu'elle cherchait un endroit où dormir. Mais il avait été clair... juste le temps qu'elle retombe sur ses pieds. La gamine avait malgré tout gardé la carte d'accès à l'étage éditée pour l'occasion, comme si elle refusait que son frère la raye à présent de la carte de sa vie. Il s'était à nouveau attaché à elle, il lui arrivait même de lui rendre la pareille en débarquant chez elle... Bien qu'il n'avouerait sûrement jamais que c'était parce qu'il voulait la voir, et que le premier à tenter de lui faire du mal le regretterait amèrement. Elle... qu'il n'avait pas prévu de voir ce soir-là, alors qu'il regardait vaguement un truc à la télévision, jouant avec son téléphone, un joint glissé entre les lèvres, attendant le message qui lui donnerait le lieu où il se rendrait ce soir-là. Mais on frappa à la porte à cet instant-là, et il ne tarda pas à se lever pour ouvrir la porte, et découvrir... Mia. « Toi, moi, et vodka. » J'allais sortir. grommela-t-il en réponse, alors qu'elle brandissait sa bouteille en guise de salutation. Mais il avait l'habitude, celle de la voir débarquer, de s'imposer, de ne pas le lâcher. Faudra vraiment que tu me rendes ta carte. soupira-t-il en se décalant pour la laisser tout de même entrer.

Il y avait quelque chose de drôle à la scène, à cette fille souriante venue envahir l’intimité d’un type à l’air renfrogné, avec cette bouteille de vodka comme présentée en offrande. Elle l’aimait bien, son frère, maintenant qu’elle avait appris à le connaître par-delà les révélations à demi-mot et les interdictions. Les parents Clifford avaient été fermes là-dessus dès la dérape d’Anakin : pas de contact, pas de questions. Anakin était devenu le sujet tabou, et les informations à son sujet, que Mia extorquait à Luke ou à leur mère, des secrets de Polichinelle. Toutes ces cachotteries en avaient parfois fait l’éléphant dans la pièce, tant et si bien qu’au final, quand elle avait finalement pris la décision de déplaire résolument au paternel, c’était à Anakin que Mia avait pensé en premier. N’empêche que, même si elle l’appréciait de cet amour familial au bon fond, elle adorait encore plus l’irriter, parce qu’il fallait l’avouer, Anakin il avait cette tête de connard qui trahissait les bases même de sa personnalité. Il fallait quand même dire qu’elle n’avait pas froid aux yeux, parce que son frère n’était pas que paroles et menaces en l’air, au contraire. Il était à fond dans son rôle et enfoncé bien profond dans l’illégalité, puis il avait une nature de rustre. Mais même en se rappelant tous ses défauts, Mia avait aussi remarqué qu’il l’empêchait rarement de faire ce dont elle avait envie, même quand ça l’embêtait. Il avait un faible pour sa famille, même après tout ce temps et tous ses efforts. Et on ne pouvait même pas mettre la faute sur les liens du sang—ils n’en partageaient pas, pas réellement. « J’allais sortir », comme un grognement, mais après quelques secondes, il la laissa quand même passer le pas de la porte. « Faudra vraiment que tu me rendes ta carte », qu’il dit alors qu’elle entrait d’un pas décidé. Ah oui, cette fameuse carte d’accès fabriquée juste pour son usage personnel, le temps qu’elle était restée chez lui, et qu’elle conservait précieusement depuis pour faciliter ces soirées surprises. « Oui oui, t’inquiètes », qu’elle lâcha, sans pour autant faire mine de la lui rendre. Elle l’avait bien sur elle, mais elle ne comptait pas réellement la lui rendre de sitôt. De retour dans l’appartement familier, elle se dirigea sans hésiter vers le canapé, sur lequel elle prit place, à l’aise, avant de se retourner vers Anakin qui revenait après avoir fermé la porte derrière elle. « On t’attend quelque part? » demanda-t-elle d’un ton innocent, tandis qu’elle entreprenait d’ouvrir sa bouteille de vodka. Elle jeta un regard inquisiteur aux alentours puis, ne voyant aucun verre dans les parages, bascula la bouteille à deux mains pour en tirer une première gorgée avant de la tendre dans la direction d’Anakin.

Lui dire qu'il allait sortir n'allait rien changer au fait que la brune n'allait sûrement pas faire demi-tour. Pire, elle aurait sans doute insisté derrière sa porte pour qu'il lui ouvre définitivement. Il avait donc sciemment biaisé cette partie, la laissant d'ors et déjà pénétrer dans l'appartement qu'il partageait avec Oona. Dans l'atmosphère chargée en marie-jeanne, le roulé abandonné sur un coin du cendrier, alors qu'il tenait encore et toujours son téléphone à la main. Il lui fit remarquer qu'elle devrait lui rendre sa carte d'accès à l'étage, puisque normalement, à moins de grimper avec quelqu'un en possédant une, ce dernier n'était pas accessible. Une sécurité nécessaire pour les faussaires qui n'avaient pas envie d'être emmerdés, et qui surtout avaient les moyens de se l'offrir, sans même avoir recours à de la fausse monnaie. « Oui oui, t’inquiètes » répondit-elle, et il savait déjà que ce n'était que des mots en l'air, elle ne renoncerait pas à sa possibilité de pénétrer dans son univers. Déjà, elle n'avait plus la clé de l'appartement, ce qui était beaucoup quand on la connaissait. Elle prit naturellement la direction du salon, alors qu'il lui emboitait le pas après avoir repoussé la porte sans état d'âme. « On t’attend quelque part? » demanda-t-elle trop innocemment pour être sincère. C'est ce que je t'ai dit, ouais. souffla-t-il, avant d'échanger son téléphone contre le roulé à l'extrémité rougeoyante, tandis qu'elle scrutait les alentours, après s'être assise sur le canapé sur lequel il s'assit à son tour, s'imaginant peut-être que des verres allaient apparaître comme par miracle. N'en voyant pas, elle se mit à boire directement au goulot. J'te manquais, Mia ? demanda-t-il en dardant son regard sur elle, tirant une taffe du roulé, laissant la drogue glisser familièrement dans son organisme. Rien qui l'entraîne trop haut, juste une sensation de bien-être qui faisait parti de son quotidien.  S'il avait dit la même phrase à n'importe quelle autre fille, on aurait pu soupçonner que la suite se déroulerait sans vêtement, mais même s'ils ne partageaient pas le même sang, Anakin l'avait toujours vue comme sa petite sœur, incapable de sauter ce pas, alors qu'il jouait avec l'une de ses étudiantes. Ou tes colocs en ont eu marre et tu cherches un canapé où dormir ? souffla-t-il, mi-moqueur, mi-taquin, avant de s'emparer de la bouteille à laquelle il déroba une longue rasade d'alcool. Brûlure familière qui se mariait plutôt bien avec le reste sur sa langue. Puis il inspira une nouvelle taffe, avant de lui tendre le joint, si jamais elle en voulait.